Histoire et Utopie by Histoire

Histoire et Utopie by Histoire

Auteur:Histoire [Histoire]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard (1960) ch
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


V

MÉCANISME DE L’UTOPIE

Quelle que soit la grande ville où le hasard me porte, j’admire qu’il ne s’y déclenche pas tous les jours des soulèvements, des massacres, une boucherie sans nom, un désordre de fin du monde. Comment, sur un espace aussi réduit, tant d’hommes peuvent-ils coexister sans se détruire, sans se haïr mortellement ? Au vrai, ils se haïssent, mais ils ne sont pas à la hauteur de leur haine. Cette médiocrité, cette impuissance sauve la société, en assure la durée et la stabilité. De temps en temps il s’y produit quelque secousse dont nos instincts profitent ; puis, nous continuons à nous regarder dans les yeux comme si de rien n’était et à cohabiter sans nous entre-déchirer trop visiblement. Tout rentre dans l’ordre, dans le calme de la férocité, aussi redoutable, en dernière instance, que le chaos qui l’avait interrompu.

Mais j’admire encore davantage que, la société étant ce qu’elle est, certains se soient évertués à en concevoir une autre, toute différente. D’où peut bien provenir tant de naïveté, ou tant de folie ? Si la question est normale et banale à souhait, la curiosité qui m’amena à la poser a, en revanche, l’excuse d’être malsaine.

En quête d’épreuves nouvelles, et au moment même où je désespérais d’en rencontrer, l’idée me vint de me jeter sur la littérature utopique, d’en consulter les « chefs-d’œuvre », de m’en imprégner, de m’y vautrer. À ma grande satisfaction, j’y trouvai de quoi rassasier mon désir de pénitence, mon appétit de mortification. Passer quelques mois à recenser les rêves d’un avenir meilleur, d’une société « idéale », à consommer de l’illisible, quelle aubaine ! Je me hâte d’ajouter que cette littérature rebutante est riche d’enseignements, et, qu’à la fréquenter, on ne perd pas tout à fait son temps. On y distingue dès l’abord le rôle (fécond ou funeste, comme on voudra) que joue, dans la genèse des événements, non pas le bonheur, mais l’idée de bonheur, idée qui explique pourquoi, l’âge de fer étant coextensif à l’histoire, chaque époque s’emploie à divaguer sur l’âge d’or. Qu’on mette un terme à ces divagations : une stagnation totale s’ensuivrait. Nous n’agissons que sous la fascination de l’impossible : autant dire qu’une société incapable d’enfanter une utopie et de s’y vouer est menacée de sclérose et de ruine. La sagesse, que rien ne fascine, recommande le bonheur donné, existant ; l’homme le refuse, et ce refus seul en fait un animal historique, j’entends un amateur de bonheur imaginé.



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